Tout ou presque est parti d’une image. Celle de l’un de ces moments de doux flottement, capturé par une amie, perchée dans un filet me surplombant, lors d’une suspension en petit comité, un soir d’été. Un instant de béatitude saisi dans ce balancier, marqué par un sourire intense, enfantin, du visage tout entier, un sourire de ceux que l’on ne peut forcer.
La première à s’en émouvoir fut une connaissance, suspendue elle aussi, sur un autre continent, lors de la « suscon » de Dallas aux États Unis. Captivé à mon tour par le sourire d’une indéniable authenticité perceptible dans son cliché, nous étiquetions quasi simultanément nos photos respectives avec le « hashtag » #suspensionsmiles, marquant par là cette complicité particulière émergeant entre ceux et celles qui ont eu le loisir de goûter à ces moments d’une qualité si douce, si rare, qui implicitement, par-delà les kilomètres, nous relient, nous font sentir communauté.
Mon regard de suspendu comme de praticien s’est alors mis à déceler, dans toutes les traces des suspensions que j’avais vécues ou facilitées, ce trait d’union si singulier. S’est alors imposée à moi cette évidence : par-delà les crochets et la peau étirée, les saignements et la gestion des risques de contamination croisée, les technicités d’amarrages et de cordage, la charge émotionnelle de l’accompagnement personnalisé de chacun·e dans ces ascensions… toutes les suspensions avaient ceci de commun qu’elles produisaient, à un moment ou à un autre, du sourire partagé.
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Sourire gêné tout d’abord, bien souvent, lorsqu’il s’agit de se lancer, de se mettre à nu et de révéler à tou·te·s la peur du vide, de la douleur, de l’inconnu… qui surgit lors des premiers instants, telle une voix intérieure malicieuse nous mettant au défi de continuer.
Sourire crispé ou même grimace, parfois, lors des premiers instants hors sol, quand le cocktail d’endorphines et d’adrénaline libéré par le corps commence à émerger, sans nous avoir encore empli de sa volupté, quand la frontière entre terre ferme et ciel se brouille, nous désoriente, jusqu’à nous faire encore hésiter.
Sourire de soulagement, quand les muscles se détendent, quand l’abandon à la situation ouvre enfin les vannes de cette caresse intégrale, de cette libération, de cette extase que les mots peinent souvent à décrire sans donner le sentiment de sombrer dans le cliché, aucun ne parvenant à retranscrire véritablement la chimie de ces moments.
Sourire jubilatoire, ensuite, quand l’intéressé·e saisit la magie de la situation, prend conscience de sa réalisation, et mesure combien corps et esprit ainsi mobilisés peuvent triompher de l’appréhension, jusqu’à donner le sentiment intime d’une renaissance à soi, à ses sens, à sa puissance, à son unité.
Sourire complice, également, quand surgit l’évidence d’un rare moment de communion, entre la personne suspendue et l’équipe facilitant cette échappée, mais aussi avec toutes les personnes présentes à ce moment, comme si elles nous portaient à bouts de bras, nous encourageant de leur regard, de leur souffle, de leurs mots parfois, accompagnant dans tous les cas.
Sourire partagé, encore, quand l’assistance, envoutée par ce qu’elle perçoit, embarquée dans la valse aérienne qu’elle observe et traversée par l’énergie incroyable de ce qui se joue et irradie tout alentour, ne peut retenir l’expression de sa joie à recevoir pareille invitation à l’émotion.
Sourire hébété, enfin, quand le corps revient au sol, que s’affairent les membres de l’équipe pour dénouer, retirer, nettoyer, épauler, pendant que le ou la suspendu·e revient peu à peu à la réalité, fort·e du sentiment d’avoir été bercé·e jusque dans des confins lui étant souvent inconnus. Pleurs, rires, accolades et câlins surgissent alternativement, parfois tour à tour, dans cet espace où la retenue n’est plus de mise, et où s’est joué, parfois entre parfaits inconnus, une forme précieuse d’intimité.
Sourires pluriels, sourires sincères. À mille lieues de l’image d’Épinal entachant une pratique aussi marginale qu’incomprise, convoquant le plus souvent une diversité d’imaginaires sordides lors de son évocation — boucherie, automutilation, haine de soi, et caetera —, au mieux une fascination distante et craintive — il faudrait être surhumain, ou fort dérangé, pour tenter cela… — ; vraiment ?
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Frappé par la beauté de ces instants et par la diversité des bienfaits constatés sur le plan physique et psychique par les intéressé·e·s, je me suis donné pour mission d’en faciliter l’accès, par la création du groupe « Endorphins Rising » notamment. Outre la foule de considérations techniques nécessaires à la mise en œuvre optimale de la pratique et l’organisation matérielle et collective que cela implique, l’accompagnement psychologique qui tient tant de l’intuition, de l’écoute que du coaching… reste cet obstacle majeur qu’est la difficile représentation de ce que nous entreprenons.
Longtemps cantonnée au monde de la “performance” dans sa version contemporaine, la suspension a un lourd héritage à porter : en misant souvent sur le “shock factor” et en faisant du simulacre de la souffrance ou des univers gore/trash/apocalyptique leur moteur, bien des performers ont contribué à façonner une subjectivité collective pour le moins éloignée de la substance que je me suis efforcé de décrire précédemment. Dans un tout autre registre, la discipline mystique, chamanique ayant inspiré nos pratiques « modernes » ne donne guère plus le sentiment d’une activité rejoignable, bénéfique sur le plan personnel et collectif ou tout simplement curieuse et amusante, comme l’un des nombreux possibles dans la large palette d’outils d’exploration de soi.
Dès lors, s’impose un travail d’éducation, de re-contextualisation, et de re-routage des imaginaires. Comment inciter le regard à se porter au-delà de l’outil « crochet », du lien cordé, de la matière chair, entre autres éléments pouvant évoquer le supplice, voire la pendaison ? De plein de manières, assurément !
La formule #suspensionsmiles répond à cette intention, en appelant à déceler ce que les éléments précités pourraient occulter : le sourire, comme langage universel du corps toutes cultures confondues, n’est-il pas le témoignage vibrant que tout·e un·e chacun·e a quelque chose à gagner à élargir son champ de vision, jusqu’à, pourquoi pas, tenter de partager avec nous cet horizon ?
C’est, en tout cas, le pari que nous faisons !
Dijon, mai 2016, Veg Silencio
(fondateur de MU Body Arts & Endorphins Rising)
Note : ce texte se veut contribution à la revue L'INqualifiable, dirigée par Philippe Liotard, que je tiens à remercier pour la richesse de ses écrits et pour sa ténacité à documenter les pratiques de réappropriation du corps au fil des années.